Dans le courant du mois de juillet 2015, le blog vous a proposé un article consacré à la lente mutation de la rue Saint-Eleuthère. De nombreux mails de lecteurs m'ont prouvé que ces transformations du paysage de Tournai présentaient un réel intérêt pour ceux qui sont passionnés par l'Histoire de la cité des cinq clochers.
La rue Perdue, un nom étrange !
A propos de cette rue, en pavés, d'une longueur d'environ deux cents mètres qui relie la rue Dorée, au moment où celle-ci aborde la place Roger de le Pasture, à la placette aux Oignons, on s'est longtemps interrogé sur l'origine de sa dénomination.
Certains ont longtemps prétendu que celle-ci lui avait été donnée par une famille du nom de "Perdu" qui y aurait demeuré jadis. D'autres, probablement plus proches de la vérité, y voit un rappel de sa situation, une rue située hors les murs de la deuxième enceinte communale symbolisée par le Fort Rouge qui s'y trouve. Une de ces rues où il ne faisait peut-être pas bon promener, une fois la nuit tombée.
Un peu d'histoire.
Les nombreuses fouilles qui y ont été réalisées lors de la construction de fondations d'immeubles ont révélé la présence de tombeaux, d'urnes funéraires, de médailles prouvant l'existence à cet endroit d'un cimetière. A l'époque gallo-romaine, les morts étaient toujours enterrés en dehors des cités. Ce cimetière n'est que l'extension de celui qui se trouvait sous la Grand-Place.
La rue Perdue fut jusqu'à la fin du XVIIIe, un haut lieu du "Jeu de Paume". Un acte notarié de 1788 renseigne en effet que le sieur "Ignace Morant a acheté une maison, rue Perdue, enseignée le Waux-Hall, ci-devant le jeu de Paume".
Jusqu'en 1781, selon Hoverlant, cette large rue était ombragée de beaux tilleuls.
Le théâtre.
On note au XVIIe siècle, la présence, sur la droite de la rue en venant de la rue Dorée, de bâtiments formant un grand quadrilatère fermé appelé les "Baraques". C'est sur ce terrain que sera construit le théâtre, en 1745, sur les instances du sieur Bernard, lieutenant du Roi et commandant la place. La disposition de la salle n'étant pas des plus heureuses, l'architecte et charpentier Douai la modifia. Par la suite, la salle de spectacle qui appartenait à un certain Declipelle, fut rachetée par la Ville pour la somme de 18.000 francs de l'époque.
Un peu plus de cent ans après sa construction, le 21 décembre 1852, le théâtre fut totalement détruit par un incendie. Sa reconstruction fut confiée à l'architecte tournaisien Bourla et les travaux à l'entreprise Bulot. Le nouveau théâtre fut inauguré le 11 septembre 1854 en présence de la famille royale.
Sept ou huit marches donnaient accès à un péristyle composé de trois arches de style roman. Au-dessus de celui-ci, un balcon présentait trois hautes fenêtres entourées de colonnes corinthiennes. Le tout était surmonté d'un attique décoré de cartouches finissant le frontispice. Le bâtiment se terminait par deux personnages symbolisant la Belgique et l'Escaut tenant l'écusson de la ville. Beaucoup, à l'époque, ont critiqué la lourdeur et le style emprunté du bâtiment.
Le théâtre sera endommagé lors des bombardements de mai 1940 et démolit dans le courant de l'année 1942 afin de dégager une perspective sur le chœur de l'église Saint-Quentin située derrière, probable argument pour justifier sa disparition.
Durant près de cinquante ans, le terrain vague sera un des nombreux chancres qui parsemèrent le paysage tournaisien après la seconde guerre mondiale, au même titre que l'ilot des Douze Césars situé entre la Grand-Place et la rue Perdue. La FGTB, toute proche, y aménagea, durant une quinzaine d'années, un parking privé pour ses employés. En 2009 débutèrent les travaux de construction de la résidence-service du "Théâtre" qui s'y dresse actuellement s'étendant jusqu'à l'angle de la rue des Maux.
A la droite du théâtre, lorsqu'on regarde sa façade, un début du XXe siècle existait encore le "Café des Variétés", tenu par un certain J.B. Dupont, loueur de voitures. Entre ce café et l'angle de la rue des Maux, on découvrait un autre estaminet à l'enseigne du "Café de l'Univers".
L'hôtel Barthélémy Dumortier.
Cet hôtel particulier de deux étages était bien visible depuis le haut de la rue Perdue puisqu'il fermait la perspective, à hauteur de la placette aux Oignons. Il est paradoxal de constater que c'est lorsque la large rue Perdue se rétrécit que la voirie qui la prolonge porte le nom de placette.
Laissé à l'abandon, cet hôtel, menaçant depuis bien longtemps ruine, a été rasé dans le courant des années nonante. A sa place s'élève désormais un immeuble à appartements de standing érigé dans le cadre de la rénovation globale du site des Douze Césars.
L'Hôtel du Maisnil.
Faisant face au théâtre, sur le trottoir de gauche en descendant la rue, se trouvait l'Hôtel du Maisnil, une demeure du XVIIe siècle qui allait subir une transformation au XIXe. Un très long bâtiment de huit fenêtres, toutes munies de "battantes" (volets qu'on referme de l'extérieur) et d'une grand-porte. Au premier étage, sur toute la façade courait un balcon, le deuxième étage semblait semi-mansardé vu la petitesse des fenêtres. Une carte postale ancienne, malheureusement non datée, renseigne que ce bâtiment accueillait une école d'infirmières. Paul Rolland plaidait pour la conservation de ce type d'hôtel particulier devenu rare à Tournai.
Le massacre des années soixante.
Peut-on parler de "golden sixties" en ce qui concerne la conservation de ces bâtiments faisant partie de notre patrimoine architectural. Une nouvelle génération d'architectes avait fait son apparition et elle vouait un culte, tout particulier, au "Dieu béton". Hôtels de maîtres et petites maisons au charme désuet ont été ainsi systématiquement sacrifiés, sans regret, pour faire place à des résidences dont on peut relever la pauvreté architecturale. elles ont l'apparence de cubes, munis de balcons, faits d'une ossature en béton, de cinq à six niveaux, en brique et béton apparent recouvert d'une simple couche de peinture. Même si ces immeubles assurent un réel confort intérieur aux gens qui y résident, il faut bien dire que leur aspect extérieur est d'une banalité affligeante.
Ce fut le sort réservé à la partie de gauche de la rue Perdue. L'hôtel du Maisnil mais aussi des petites maisons dont le café à l'enseigne de "La Contrebasse" disparurent en un clin d'œil frappés par les engins de démolition.
L'Hôtel des Pompiers.
A la fin des années soixante, le conseil communal vote le transfert de l'Hôtel des Pompiers situé, depuis plus d'un siècle, à la place Saint-Pierre dans un bâtiment offert par les frères Crombez en 1856. Un nouvel immeuble est construit sur le trottoir faisant face à l'ancien théâtre. Il est composé de deux bâtiments, l'un d'un vaste garage à six portes au rez-de chaussé, d'une salle à l'étage éclairée par neuf fenêtres le long d'un balcon, lieu où se déroulaient les banquets, les réunions et les répétitions de l'harmonie et de sept autres fenêtres pour les bureaux et salles de repos. Un second bâtiment de deux étages comprenait un mess au rez-de-chaussée et les services dont la centrale de secours d'urgence "100"à l'étage.
En investissant ce lieu, en 1970, les sapeurs-pompiers tournaisiens revenaient un peu aux sources puisque le corps fut déjà logé de 1834 à 1856 à la rue Perdue à proximité du domicile de leur Commandant d'alors Philippe Nève.
Le temps qui passe exige une nouvelle approche de l'organisation services de secours et nécessite, bien souvent, une nouvelle localisation pour faire face à la rapidité d'intervention. La rue Perdue, située sur un axe de traversée de ville, était bien souvent embouteillée aux heures de pointe et rendait parfois difficile le départ des véhicules d'intervention. En 2006, les hommes du feu déménagèrent donc à l'avenue de Maire dans de nouveaux locaux.
L'ilot de l'ancienne caserne qui s'ouvrait également sur la rue des Bouchers Saint-Jacques et la rue Dorée fut réaffecté en logements. Des résidences ont été aménagées ou construites. Elles sont destinées au logement de standing, dans la rue Perdue, et au logement social, dans la rue des Bouchers Saint-Jacques, le tout dans un but avoué d'intégration sociale. La caserne a conservé l'aspect qu'on lui connaissait au niveau de la rue Perdue.
Notons encore qu'une petite maison a été détruite dans les années septante, elle était située entre la caserne et la café à l'enseigne de "la Parenthèse" s'élevant au coin de la rue Dorée. Un immeuble abritant le secteur du livre du syndicat FGTB a été construit dans un style relativement moderne.
Le parking souterrain.
A l'instar des autres villes grandes ou moyennes, le problème du stationnement est devenu crucial à Tournai. C'est ainsi qu'en 2011 débutèrent les travaux de construction d'un parking souterrain de 116 emplacements sur deux niveaux. Celui-ci a été inauguré en avril 2014.
Et maintenant ?
Les rues de l'Yser et de l'Hôpital Notre-Dame étant en sens unique et ne permettant plus le passage direct de l'Escaut vers la Grand-Place, la rue Perdue fait désormais partie d'un des deux axes de la traversée Nord-Sud de la cité au même titre que la rue de la Tête d'Or.
En bas de la rue, à droite, square Delannay permet désormais une jonction piétonne avec la Grand-Place. Il est malheureusement le lieu de rassemblement d'individus au commerce louche et le site de soulagement de personnes ayant forcé sur la dive bouteille. !
Il est bien loin le temps où elle était perdue le long des murs de l'enceinte.
(sources : "Tournai, Ancien et Moderne" de Bozière, réédition parue en 1974 - "Tournai perdu, pari gagné" , ouvrage édité par la Fondation Pasquier Grenier en 2013 - la presse locale).
S.T. novembre 2015.